Le Grand Jeu
Le livre passionnant et profond, qui interroge autant qu’il rend compte, de Marc Thivolet, publié aux Editions Arma Artis sous le titre La crise du Grand Jeu, ne fait pas que retracer l’évolution de ce groupe étonnant de 1924 à 1934. Il témoigne aussi de la quête, tantôt partagée, tantôt solitaire, de René Daumal, principalement, mais aussi d’autres personnalités comme Roger Gilbert-Lecomte, Rolland de Renéville ou encore Carlo Suarès.
L’acte fondateur du Grand Jeu est une expérience, qualifiée « d’inénarrable » par Daumal, sous tétrachlorure de carbone, expérience partagée par Gilbert-Lecomte, point de départ d’une aventure agitée de dix années mêlant angoisse et clarté. Marc Thivolet décrit parfaitement la complexité de ces chemins entrecroisés, incertains mais volontaires. L’expérience fondatrice est souvent destructrice et Daumal se heurte au « cercle vicieux » de la représentation dont il n’échappera qu’en s’échappant du Grand Jeu qu’il avait lui-même constitué.
Marc Thivolet met en évidence la lecture très personnelle mais à l’époque déterminante que René Daumal fait de Hegel et de Spinoza, lecture qui annonce les futures évolutions de sa pensée.
Il pointe bien entendu ce qui rapproche, comme ce qui éloigne ou oppose, le surréalisme d’André Breton et le Grand Jeu :
« Le Grand Jeu se fonde avant tout sur la conformité à une expérience originelle dont René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte sont les seuls témoins reconnus. « L’inénarrable expérience » qui sous-tend la raison d’être du groupe, qui marque sa différence d’avec le groupe surréaliste, c’est « l’expérience de l’unité » - cette dernière étant partagée par deux hommes, Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal. Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’unité que d’être manifesté par le 2. Le surréalisme ne connaît pas d’acte fondateur, datable. Si le Grand Jeu est centré, le surréalisme est « en extension ». (…)
A l’intérieur du groupe surréaliste il y a échange ; le Grand Jeu est lié à la dispensation d’une expérience. Son unité repose également sur son opposition au groupe surréaliste. L’opposition se fonde sur des raisons qui ne sont pas, selon les membres du Grand Jeu, du même ordre : doctrinale chez Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal, elle relève chez d’autres du ressentiment à l’égard de Breton et aussi d’Aragon.
Le surréalisme joue, à son niveau, sur la découverte, le Grand Jeu sur une vérité établie. »
Autre divergence, essentielle, entre les deux mouvements : le rapport à la femme. Si le surréalisme est vivifié par la féminité, il semble que le Grand Jeu mette en scène des relations plus mortifères avec la femme, en particulier au cœur du poème, quand il n’est pas dans le déni formel.
« Chaque surréaliste, en présence d’une femme est réduit à sa seule singularité désarmée. La féminité est au centre de la préoccupation surréaliste, là où elle se dé-corporise ; les femmes qui l’incarnent sont périphériques au groupe, et, à cause de cette position, rechargent le centre du groupe où elles sont dé-individualisées et dé-corporéisées. Le surréalisme est étroitement lié à la féminité. La femme c’est la rencontre et c’est l’épreuve.
Rien de tel dans le Simplisme/Grand Jeu. Les relations que les simplistes se font les uns aux autres, par voie épistolaire, des rencontres avec les femmes sont souvent l’occasion de moquerie. »
Dans ces cheminements se posent bien sûr les questions qui conduisent aux voies d’éveil, celle du réel, celle de la temporalité, celle de la mort, celle de la féminité, mais aussi d’autres questions :
« Comment expliquer que la révélation de la vérité cachée puisse se manifester au XXème siècle comme une bombe alors que trois siècles auparavant elle apparaît « au grand jour » dans la poésie dite baroque et, avant elle, dans la présentation que fait Mademoiselle de Gournay des Essais de Montaigne : « Trismégiste appelle la Déité cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » »
ou encore :
« Pouvons-nous nous délier des serments, de notre fidélité à des images, à des figures, à un nom… Serments présents, actifs mais oubliés – et c’est sur cet oubli que se fonde le conscient. Le conscient est la somme de nos oublis. Nous avons souscrit nombre d’engagements. A notre insu ? Pas si vite ! Des pactes ont été signés, d’abord avec une croix, puis de notre nom, celui qui nous a été soigneusement épelé. On nous appelle, on nous nomme… Nous nous appelons… La réflexivité de la formule nous conforte dans l’idée que nous sommes bien nous-mêmes. Ne serions-nous pas, plutôt, l’autre de l’autre, de tous les autres ? »
Nous le voyons, la richesse de ce livre dépasse celle de son sujet. Le regard et la pensée de Marc Thivolet laissent les indices d’un véritable questionnement, propice à une quête de verticalité. Enfin, au passage mais c’est de la plus haute importance, il pointe, en parlant du groupe surréaliste, ce que devrait être un groupe :
« Le fonctionnement du groupe, sa labilité rendaient les ruptures inévitables et, même, indispensables. (…) Les exclus restent marqués par leur participation passée au groupe, soit dans leur œuvre, soit dans leur histoire personnelle. Sans vouloir être un modèle il a donné aux mouvements, aux groupes qui se formaient souvent à la marge, l’exemple fluide, insaisissable de ce que devrait être une relation de groupe. On juge André Breton intolérant alors qu’il joue le double rôle d’inspirateur et de régulateur. (…)
Il est au centre d’une constellation, le groupe surréaliste, et il assume la responsabilité de ce mouvement aux limites incertaines, et ce, inconditionnellement. »
Voici donc un livre riche et plein de sel philosophique.
Arma Artis, BP 3, 26160 La Bégude de Mazenc, France.