Les Editions Denoël ont rassemblé en un volume intitulé simplement Oeuvres la presque totalité des écrits de Georges Henein, devenus quasiment introuvables, grâce à la louable initiative de Pierre Vilar, Marc Kober et Daniel Lançon. Le livre est préfacé par deux proches, Yves Bonnefoy et Berto Fahri.
Georges Henein (1914-1973) fait partie des grands écrivains méconnus du siècle dernier. Il s’inscrit dans la mouvance surréaliste au sens large, qu’il rencontra dès l’âge de vingt ans tout en conservant son indépendance. Ce fut entre les années 1940 et 1950 qu’il publia de nombreux poèmes et récits souvent de grande qualité dont la portée sociale et politique est affirmée. Yves Bonnefoy parle à ce sujet d’une « intelligence frondeuse ». La liberté d’écriture se marie remarquablement chez Georges Henein avec une critique lucide du monde, ce qui nous conduit à poser de nouveau la question de la fonction subversive de la poésie, toujours victime de visions réductrices.
Georges Henein : « De tous les jugements portés sur la fonction poétique je retiens celui plus que jamais valable de Hegel. D’abord une formule très générale : est susceptible de devenir poésie « tout ce qui peut intéresser ou occuper l’esprit de quelque façon que ce soit. » Et l’inventaire de Hegel comprend « tous les objets du monde moral et de la nature, les événements, les histoires, les actions… » Mais ajoute-t-il, « cette matière si riche et si variée n’est pas poétique par cela seul qu’elle est conçue par l’imagination… En effet, ce n’est pas l’imagination en soi qui rend un sujet poétique mais seulement l’imagination artistique, qui doit, nous dit Hegel – et ceci est capital – être son but à elle-même, rester libre et tout ce qu’elle conçoit, le façonner dans un but purement artistique et contemplatif comme un monde indépendant et complet en soi. »
Il est bon de souligner tout ce que ces quelques phrases ont pu avoir de proprement révolutionnaires à une époque où traînaient encore dans la poésie toutes sortes de recettes sordides, où les modalités de la versification continuaient de qualifier l’acte poétique aux yeux des « connaisseurs ». Hegel nous parle d’un « monde indépendant et complet en soi ». Il s’agit de fouiller à fond cette idée, de préciser d’où vient ce monde, de le suivre sans ses développements, d’en étudier l’infinissable carrière. »
Les œuvres rassemblées, la force de la pensée de Georges Henein s’impose plus intensément que par la lecture de morceaux épars. Derrière la beauté de la langue, l’ironie poétique, le lecteur distingue le dessein social révolutionnaire d’un grand cosmopolite. Lui qui prévenait que « les poètes maudits ne reçoivent que sur rendez-vous » eut un rayonnement certain auprès de ses pairs et d’un microcosme intellectuel qui sut le recevoir, notamment au Caire. André Breton salua son œuvre, Malraux son intelligence. Berto Bahri insiste sur la puissance et la beauté de sa poésie. Il donne en exemple ces quatre vers Du mouvement et de l’immobilité du Douve qui, dit-il, « à eux seuls, méritent le Nobel de poésie. » :
Nuit cette voix, absence ton visage
Et quand tu tomberas dans la terre stérile
Je nommerai néant l’éclair qui t’a porté.
Berto Hahri dans l’une des préfaces au livre fait cette belle invitation : « Le lecteur qui voudra savoir qui est ce « troubadour de silence », ce sans-patrie de la « grande disette » dont l’exil fut aussi la patrie, n’aura qu’à ouvrir ce livre. Il y trouvera dans la plus belle langue du monde le génie qui est la longue impatience des grands errants de nulle part. »
et puis ne désespérez pas de l’Au-delà
car voici que s’avancent vers vous
les vénérables tricheries métaphysiques
place aux preneurs de Badajoz
place aux inventeurs de calvaires
ils vont vous faire l’aumône de leur éternité
ils vont vous administrer les sacrements
sous forme de torpilles
afin que vous reposiez en feu ! (1)
Extrait du poème Non-intervention
publié en 1938 par José Corti
dans la plaquette Déraisons d’être.
quelqu’un parla d’hivernage absolu
les maisons se fermèrent comme des trappes
entre l’homme et la femme
il n’y eut plus que l’infime charnière
d’une lame de Tolède
et le déni du pardon
replaça le monde
en des mains immobiles (2)
Extrait du poème Le principe d'identité
publié en 1974-75 par Argile