Jacqueline Kelen explore dans un très beau livre, Les amitiés célestes, publié chez Albin Michel, les si précieuses amitiés spirituelles qui tissent avec délicatesse et luminescence les arcanes qui font les « Amis de Dieu ».
« C’est, dit-elle pour ouvrir son propos, plutôt que vivre ensemble, aller de compagnie. C’est une affinité des âmes autant qu’une affection tendre. C’est un voyage au long cours, une montée vers le ciel. C’est s’approcher de l’autre sans vouloir le capturer ni se perdre en lui, s’affronter sans se détruire, faire alliance sans s’aliéner. C’est s’unir sans s’abolir. »
Elle distingue donc, tout comme un Sénèque, amitié et amour, la première étant durable et « bon » tandis que le second peut se révéler aliénant et destructeur. Le Moyen Âge distingue, rappelle Jacqueline Kelen, l’«amour de bienveillance » (ou de « bienfaisance ») et l’«amour de concupiscence » (ou de « convoitise »). L’amitié est ici « école », « voie » et même « voie de perfection ». Ce sont les amitiés initiatiques possible seulement entre individus de bonne volonté, qui se sont suffisamment rapprochés d’eux-mêmes, de leur vraie nature, pour rencontrer l’autre en eux-mêmes et eux-mêmes en l’autre, sans la mascarade des persona, des « moi ».
Le défaut d’amitié véritable note l’auteur se traduit par la multiplication des recours aux psychologues ou thérapeutes et la consommation effrénée des tranquillisants.
En ces pages, l’amitié apparaît comme désignant « le sens sublime de l’amour », comme prémisse de l’amour divin, un amour ou le sujet et l’objet tendent à s’effacer dans la conscience non-duelle.
L’amitié est aussi un art de vivre :
« Chacun de nous souhaiterait un amour qui ne passe pas ; un ami qui ne meure pas ; une histoire qui ne finisse pas. Pour accomplir ce vœu il est deux possibilités : soit choisir Dieu pour unique ami et amour, devenir ermite, renonçant, carmélite, soit s’avancer dans l’amitié, dans l’amour, à pas délicats et à la lumière du Divin ; tenter d’aimer l’autre non pas comme on voudrait être aimé soi-même, mais comme seul Dieu est capable d’aimer. Totalement, irréversiblement. Dans la liberté et dans la joie. Cela suffit à emplir toute une vie et même au-delà. »
Jacqueline Kelen a choisi de nous faire toucher cet intime de l’esprit à travers l’exemple d’amitiés spirituelles qui se sont épanouies dans la sphère chrétienne. Elle précise que ce choix d’auteur n’exclut an aucun cas de telles amitiés dans d’autres traditions.
Amitié spirituelle au masculin, amitié spirituelle entre femmes, amitié spirituelle entre un homme et une femme se déclinent dans le miracle du quotidien de couples d’exception : Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry, Erasme et Thomas More, Charles Péguy et Alain-Fournier, Hidegarde de Bingen et Richardis, Claire d’Assise et Agnès de Prague, Jérôme et Paule, François et Claire d’Assise, Maître Eckhart et sœur Catherine de Strasbourg, Fénelon et Madame Guyon, Simone Weil et Joseph-Marie Perrin, parmi d’autres.
Au fil des rencontres, des portraits, ce sont quelques-unes des infinies nuances de la palette des amitiés spirituelles qui se présentent à nous avec subtilité.
« Car c’est un immense défi qu’une amitié spirituelle entre un homme et une femme : tant de choses les rapprochent, surtout de désir de Dieu et le choix d’une vie orientée vers lui, et pourtant leur relation qui se noue au sommet et qui unit leurs cœurs ne deviendra jamais amoureuse ni conjugale. L’amitié spirituelle implique dès l’abord ce renoncement pour un lien éternel. »
« En amitié comme en amour, le pouvoir risque de tout gâcher, lorsque la belle émulation se mue en sourde rivalité, lorsque le goût de briller et de dominer éclipse le respect et l’admiration réciproques. En amitié comme en amour, il ne faudrait jamais chercher à avoir raison, mais avant tout demeurer fidèle à soi-même et à sa propre voie. »
« Tel est le véritable ami : celui qui accueille la parole de l’autre sans la mettre en doute et sans se moquer ; celui qui prend au sérieux ses doutes, ses inquiétudes et qui n’esquive ni ne minimise les souffrances et les angoisses qui lui sont confiées. »
« Loin de se définir par le manque – comme un lien entre deux personnes qui omet le désir, évite la sensualité et refuse l’approche des corps -, l’amitié spirituelle invite chacune des deux à vivre dans le climat propre à l’esprit, à savoir dans la hauteur et dans l’ampleur. Il est important de rappeler que l’esprit en l’homme se reconnaît à sa grandeur illimitée, à sa liberté totale et à son souffle joyeux. »
Traité sur l’amitié, aussi traité sur l’éveil, ce livre est une nouvelle pierre, aussi rare que nécessaire, à l’opus de tradition d’amour que nous offre, livre après livre, comme un don de l’esprit, Jacqueline Kelen.
Editions Albin Michel, 22 rue Huyghens, 75014 Paris.