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Corto l’initié

 

         Lors d’une conférence, Hugo Pratt, questionné, répond ceci : « Corto n’est pas Franc-maçon, moi je le suis. » C’est son ami d’enfance, Gilberto, qui l’aura attiré en Franc-maçonnerie en lui parlant de la Rose-Croix, tradition qui intéressait Hugo Pratt. S’il ne fréquenta pas très régulièrement sa loge, Hugo Pratt fut sans conteste un noble aventurier, un questeur, son œuvre l’atteste, porteuse d’indices, distillés consciemment ou non, ici et là.

         Il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui, de plus en plus de travaux soient consacrés à une étude initiatique de l’œuvre d’Hugo Pratt.

         Joël Gregogna a publié chez Dervy un essai très intéressant, très fouillé, consacré à Corto l’initié.

         Joël Gregogna nous invite à voyager avec Corto sur l’océan des symboles, non dans par un symbolisme académique, figé dans des dictionnaires, mais dans un symbolisme poétique et une poésie symbolique qui se jouent des idées préconçues, y compris sur l’initiation, pour déjouer les pièges du « moi ».

         « Ainsi, dans le monde de Corto Maltese, la poésie dépasse-t-elle le caractère plaisant des mots. Par le rythme et le rêve, elle donne accès à un autre niveau de conscience. Elle se révèle alors, au plus haut point, comme expression de spontanéité, création de quelque chose d’indéfinissable permettant de construire à partir du vécu de son propre mystère un temple à la vertu, à l’amour et à l’humanité. » 

         Le navigateur, qui vogue sur les mers au côté de Corto, traverse quelques-uns des mythes initiatiques les plus puissants parmi ceux qui structurent la queste initiatique.

         « Les albums déroulent une série de légendes qui forment une ossature initiatique et aiguisent la réflexion du lecteur. Les mythes « cortésiens » tournent tous autour des idées de voyage, de construction, de nobles combats, de transformation et d’élévation. Certains reproduisent de vieux mythes de l’humanité, comme la quête du Graal. D’autres demeurent plus discrets, comme celui du bon sauvage. Tous permettent cependant de partir à la recherche de l’inconnu, de l’infini, du mystère qui se trouve au fond de soi pour atteindre le nec plus ultra, bien au-delà de ce moment de quiétude si proche, par certains côtés, de ce que les bouddhistes qualifient de « vacuité ». »

         Nature originelle, ou nature ultime, l’auteur suggère, avec justesse et habileté, qu’il s’agit bien d’un même état de Liberté. De la même manière, il a pris soin de ne pas opposer, ni séparer par artifice moral, Eve et Lilith, la femme originelle et la femme initiatrice. Nous savons l’importance des femmes, et de la Femme, dans les aventures de Corto Maltese comme dans la vie d’Hugo Pratt.

         « La nature de femme originelle assoit, en effet, autant chez l’une que chez l’autre, le mythe de la femme initiatrice. Eve trouve sa légitimité initiatique dans la tentation. Lilith existe dès avant cette dernière et puise sa propre pertinence dans l’incréé. Cela explique que nos deux femmes originelles confèrent une initiation différente : Eve procrée quand Lilith élève son partenaire jusqu’à la limite de la folie. Le caractère initiatique d’Eve se trouve basé sur la transgression suscitée et nécessaire qui fait passer l’homme de l’infinitude de l’être à la maîtrise de son existence. Celui de Lilith se fonde sur la fuite – devant soi-même, à travers l’autre, mais c’est un autre problème – jusqu’à l’absolu. Quand Eve conduit l’homme vers la bonne, mais morne gestion du temps, Lilith entraîne l’initié vers la subtile extase où elle le perd. Mais comment dévorer l’infini sans de réelles dents ? 

         Cette métaphore place en évidence le caractère de perméabilité, d’interactivité continue entre des principes a priori aussi différents qu’ Eve et Lilith. Elle délivre le message de l’élan nécessaire vers une harmonie à conquérir. »

         Les propos de l’auteur vous rappelleront, non sans raison un « morceau d’incohérisme ». Lilith incarne parfaitement celui-ci : « Être incohériste, c’est être à l’avant-garde de soi-même. », dans une folie contrôlée dont l’enjeu est clairement établi par les relations ambiguës entre Corto, réellement insaisissable, et Raspoutine, « prévisiblement imprévisible ».

         Cet essai, passionnant, n’est pas seulement un voyage cortésien de plus. L’auteur, par son érudition, sa sagacité, ses intuitions, défait et tisse tout à la fois, comme il se doit sur le sentier initiatique. Défaire le filet des adhérences et des identifications. Tisser le manteau de l’esprit libre.

         Ce livre, l’un des plus pertinents sur une œuvre qui n’a pas fini de susciter des vocations et des recherches, n’intéressera pas seulement les membres de la loge Corto Maltese, ni les amoureux de l’œuvre cortésienne, mais au-delà, tous ceux qui pressentent que l’initiation est une poésie vivante et incarnée.

Editions Dervy, 204 boulevard Raspail, 75014 Paris.

 

Tag(s) : #Eveil
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