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Grandeur de l’attente par Jacqueline Kelen. Editions du Cerf, 24 rue des Tanneries, 75013 Paris.
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Dans notre monde de satisfactions immédiates qui veut bannir l’ennui, composant essentiel du « droit de rêver », l’attente est devenue insupportable et incomprise. L’attente, à ne pas confondre avec notre propension à différer, retrouve avec Jacqueline Kelen sa dimension interne et révélatrice. Elle distingue une attente, souvent sociale, qui fige, enferme (celle des files ou des salles d’attente) et une attente, très intime, qui permet le rapprochement de l’être.
C’est ainsi entre misère et grandeur de l’expérience humaine que Jacqueline Kelen explore de manière inattendue cette aventure de l’attente que nous connaissons tous mais qui véhicule des significations très diverses pour chacun.
C’est dans la littérature que Jacqueline Kelen puise une sagesse de l’attente, une attente qui libère. En commençant avec Kafka, elle associe d’emblée l’attente avec l’exil. Etranger à lui-même, exilé de sa propre nature, l’être humain aspire, souvent maladroitement, au retour à soi-même. Bien entendu, nous pensons à Ulysse et à son voyage, prototype du voyage initiatique qui est toujours un voyage de retour.
Avec l’attente, la question de l’inachèvement se pose. Alors que nous nous épuisons à conclure, Jacqueline Kelen nous invite, avec Borges, à goûter l’inachèvement :
« L’inachevé murmure que l’attente continue, que jamais l’on ne parvient au bout, même si l’on se fixe un but. Il permet que se déploient la ferveur, la patience, la curiosité et la liberté humaines. »
Les mythes et les grands textes sacrés entretiennent ce que Jacqueline Kelen désigne comme des « vendanges tardives », une longue attente précédant une réalisation devenue parfois inattendue. Cela peut être un enfant à naître, la fin d’une grande solitude, la sortie d’un labyrinthe… tous évoquent la fin de ce qui nous limite, nous emprisonne, nous retient, une aspiration à l’infini et à la liberté.
Avant d’aborder « la soif de Dieu », Jacqueline Kelen nous entraîne dans les « amours lointains ». « En amour, dit-elle, on se tient toujours à l’orée. Sur le seuil de l’éblouissant mystère. »
Avec Pénélope, nous apprenons à suspendre le temps et annuler l’éloignement. Faire de l’attente une présence infinie est aussi ce qui guide les troubadours, ces grands amoureux.
« L’attente préserve l’amour de la finitude, de l’oubli et du néant nous dit-elle. Elle favorise la contemplation et permet la désappropriation. Dès lors, tout ce qui est vécu sur un plan temporel, existentiel, se transpose sur le plan mystique. Un sentiment d’attente, avec ce qu’il peut contenir d’impatience, de colère, de révolte et d’incompréhension, ouvre la porte du surnaturel. »
L’attente de Dieu, de la rencontre, de l’union, exige un total dénudement qui ne peut se réaliser sans l’attente. Celle-ci permet la décantation et le dépouillement, l’allègement et l’approfondissement. C’est Dieu qui attend, nous rappelle Jacqueline Kelen, il attend que nous sachions l’accueillir.
« Dieu devance toujours l’homme puisqu’il aime le premier. Est-ce joie ou déchirure de comprendre que jamais l’être humain ne pourra rattraper son retard, que non seulement il est voué à l’attendre, mais déjà se trouve largement distancé ?... Les mystiques chrétiens font l’expérience de ce décalage entre l’Amour originel et le faible et piètre amour venant des hommes. »
Quoi qu’il en soit, l’attente fait avancer, vers soi-même, vers l’autre, vers Dieu. Il conduit au réenchantement et au saut vers l’infini. Loin d’être nocive, elle rend les temps féconds.
« Or, loin d’être une perte de temps, dit encore Jacqueline Kelen, l’attente révèle la liberté du temps dont chacun dispose et dont il peut user à l’encontre des années qui s’écoulent et des systèmes qui s’écroulent. Parce qu’elle est ancrée au plus profond de l’être, au plus haut de son désir, l’attente emplit toute une vie sans pourtant la combler. Ainsi que Blaise Pascal, le disait des rivières, elle est un « chemin qui marche ». »
Ce livre de sagesse, audacieux, aux regards multiples, est plein de poésie, de beauté et surtout de liberté.