Kabir, une expérience mystique au-delà des religions par Michel Guay, collection Spiritualités vivantes, Editions Albin Michel.
Michel Guay nous offre un très beau présent avec ce livre, belle introduction à la vie et l’œuvre de l’un des grands penseurs, poètes et mystiques de l’Inde du XVème siècle.
Né à la fin du XIVème siècle, à Bénarès, Kabir se garda de toute appartenance bien que sikhs, musulmans et hindous tentèrent de se l’approprier. Sur sa vie, peu de certitudes si ce ne sont les poèmes qu’il a laissés. Ce sont ses poèmes originaux que Michel Guay a étudiés pour approcher l’esprit très libre de cet insaisissable qui évoque les lumineux moines fous des traditions de l’Orient.
Kabir, ascète qui « avait aussi renoncé aux religions », invite par la poésie, par le langage crépusculaire, à une voie directe, subitiste, non-dualiste, libre de toutes règles imposées. Il n’en est pas moins dans le monde, il est, nous dit Michel Guay, un « théologien de l’expérience ». Il balaie les crispations dualistes des castes :
Le pur et l’impur
se sont éparpillés
emportés comme autant de coquilles vides
Ou encore :
Ô ascètes ! Considérez cet enseignement :
Ceux qui se sont embarqués se sont tous noyés
Et les laissés-pour-compte ont atteint l’autre rive
Ceux qui suivaient le chemin se sont perdus en route
Et les autres en déroute sont arrivés à la ville
D’un seul et même fil tous sont embobinés
Qui est lié ? Qui est libéré ?
L’œuvre de Kabir relève majoritairement de la tradition orale. Nombre de poèmes sont préservés par les traditions populaires. Michel Guay a débuté ce livre par une recherche musicale. Il a mis en musique des poèmes de Kabir. Il insiste sur l’harmonie et la musicalité de la langue poétique de Kabir :
« C’est en écho à l’aspect musical du travail de Kabir que j’insérerai fréquemment dans ce livre des translittérations du hindi, pour donner une idée de la force d’impression créée par le rythme et la rime et entraîner le lecteur dans le courant de la parole vivante. Une parole qui vit est une parole qui chante et chaque langue a sa musique : on ne peut que partiellement saisir, en amont de l’intellection, le sentiment et l’élan de cette parole si on n’a aucune idée du son et du rythme de l’expression parlée et chantée de la langue d’origine. »
Insolite, paradoxale, bouleversante, la folle parole de Kabir est éveil. Nous retrouvons dans ses mots, la puissance et la liberté d’un être sans « personne » qui a traversé les formes et les dires, qui baigne dans l’incréé et vient inscrire la conscience originelle et ultime, non-duelle, dans l’opacité dualiste afin de se ressouvenir. Nous sommes proches de la Reconnaissance d’un Abhinavagupta mais Kabir est dans un contexte beaucoup plus hostile. Il fait appel à des images fortes, à des pensées non conformes.
« L’incréé est ici niralamb, précise Michel Guay, littéralement le « sans-support » et par extension l’« indigent ». Kabir sollicite toute la gamme des significations possibles pour indiquer la destitution totale aux yeux de la société de celui qui se met aux pieds du Satguru, mais aussi la nature métasociale de Purusha, Clochard cosmique, unique et sans second. Il s’agit encore d’images pour nous brusquer. »
Y a-t-il un guru au monde
qui peut m’expliquer
le Véda-à-l’envers ?
L’eau est pleine de feu
les aveugles peuvent voir.
La vache a mangé le lion
le cerf a mangé le léopard.
Le corbeau attaque le faucon,
et la colombe a terrassé l’aigle.
La souris a mangé le chat,
et le chien a mangé la hyène,
celui qui comprend les origines
sera vêtu pour l’occasion.
Une seule grenouille
a mangé cinq serpents.
Kabir vous le dit
et le proclame,
les deux ensemble
ne font qu’un. »
« Kabir, poursuit Michel Guay, nous invite à penser qu’il y a eu un sérieux malentendu sur la religion et la spiritualité. De même que le Christ n’est pas venu pour nous dire d’obéir, Kabir n’est pas venu pour nous encourager à entrer dans le rang. Il nous parle de nous libérer de l’imposture de l’illusion, des vasana, et nous émanciper de la sempiternelle déception qu’occasionnent les sentiments et les plaisirs humains, non par dépit mais pour quelque chose de mieux, d’infiniment plus précieux, la vraie joie d’union dont nos ébats ne sont qu’un écho évanescent. Kabir distille dans son œuvre la quintessence de la spiritualité… »
Ô ermites,
la puissance divine
est d’une nature distincte.
Sa grâce fait un roi
d’un indigent
et d’un maître du monde
elle fait un mendiant.
Le giroflier ne porte pas de fruit
et le santal pas de fleur,
les poissons rôdent et
chassent dans la forêt
et le lion se berce sur les
flots de l’océan.
La plantation de ricin
est devenue une montagne
de santal et son parfum
embaume les dix directions.
Trois mondes naissent de
l’œuf de Brahma et
un aveugle admire
le spectacle
un éclopé saute
par-dessus le mont Suméru
et se balance librement
à travers les trois mondes.
Un muet illumine la connaissance
et s’exprime de la voix inaudible
il a attaché l’éther et
l’a ramené au fond des limbes,
et le serpent règne au ciel.
Kabir vous le dit,
Ram est roi.
Quoi qu’il fasse
C’est gracieux.
Editions Albin Michel, 22 rue Huyghens, 75014 Paris, France.