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La Voie des sans maîtres de Rémi Boyer. Editions de La Tarente, Mas Irisia, Chemin des Ravau, 13400 Aubagne.
L’humain apprend très tôt dans son existence à distinguer les objets des êtres vivants, et la vie qui s’épanouit à l’extérieur de lui de sa propre vie intérieure. Mais on oublie souvent de souligner combien, avant même ces premiers balbutiements de la conscience individuelle, il commence par développer un profond sentiment du simple fait d’être au monde. Cette sensation première appartient à l’ordre de l’essentiel. Rien de vient encore l’entacher. Toute sa vie, si tant est qu’il n’oublie pas sa propre essence en se plongeant totalement dans le concret et dans l’agir, il gardera, comme une nostalgie, le désir de cultiver cette unité avec ce qui précède et d’où procède toutes les formes de vie. C’est le domaine de la non-dualité.
Cette relation avec la surnature s’entretient ; elle se raffine au long de notre existence, lorsqu’on développe la considération pour ce que l’auteur nomme « l’Intervalle ». Elle transcende toutes les explications que peut donner du cosmos telle ou telle tradition. Elle transcende même l’idée de Tradition. Elle commence à vivre vraiment lorsqu’on se libère du joug de la quête et qu’on accepte de reconnaître que c’est elle qui vit à travers nous, et non nous qui vivons pour elle. Il n’y a alors plus rien à faire qu’à la laisser se déployer. Ce non-agir devient l’acte ultime, car il émane de la Source et non de notre propre centre. Par petites touches, Rémi Boyer dévoile des impressions de cette Voie sans dogmes, sans maîtres, sans personne. Il nous livre dans ces pages une collection de perles sur le chemin de la non-dualité : remarques, aphorismes, éclairs poétiques.
Dans une première partie consacrée à ce qu’il a nommé « incohérisme », l’auteur situe cette approche spirituelle en précisant quelques notions traditionnelles. « Etre incohériste, dit-il, c’est être à l’avant-garde de soi-même », et il précise que l’adepte incohériste s’enracine dans l’Intervalle entre Rien et Tout. C’est pourquoi il s’exprime en silence, agit sans agir et s’est libéré de ses maîtres comme de ses objectifs, fussent-ils spirituels. Rémi Boyer décline ensuite le registre de cette voie des « sans maîtres » et des « sans but » en s’inspirant de ce qui, dans toutes les Voies spirituelles humaines, permet de dépasser leur propres dogmes, rites et limitations pour ouvrir sur la vraie liberté. Principal obstacle, évidemment, le désir de liberté, l’espoir d’accéder à une existence spirituelle – aberration, s’il en est.
Il consacre aussi une partie importante à la relation alchimique avec l’autre, la polarité complémentaire, dans l’Union première qui fait naître l’amour comme une participation mutuelle toujours en devenir. On ne parle pas ici de rencontre, mais de symbiose : la syzygie. Les êtres s’abolissent dans l’unité, accèdent à l’Un qui ouvre sur Rien. Le monde n’est pas ; le monde n’en finit jamais de naître.
Au carrefour de l’enseignement spirituel et de l’extase créatrice, là où les êtres se rencontrent dans l’Être, Rémi Boyer se fait le conteur de l’indicible. On pouvait s’y attendre, il ne s’agit pas d’une mince affaire. Je ne parle pas son langage, mais je le comprends. À chaque lecteur de laisser résonner en lui – et surtout pas raisonner – les paroles qu’il lira dans ce recueil. Elles viendront faire tinter des tubulures cristallines, éclairer des facettes occultes qui, elles, viendront donner sens à ce qui est lu. Le jeu fait de Rémi Boyer un jongleur de mots, un poète sur la Voie, qui nous charme, nous interpelle ou nous déroute au fil des pages de ce traité qui, certes, ne se lit pas d’une traite, mais devrait trépigner doucement sur la table de chevet de tous ceux qui cherchent et fredonner dans l’esprit de tous ceux qui trouvent…
Emmanuel Thibault