Le néo-chamanisme, une religion qui monte ? de Lombardi, Denise. Éditions du Cerf.
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L’anthropologue Denise Lombardi propose une analyse générale du champ des activités et pratiques contemporaines qui se positionnent comme « chamaniques ». Elle fait alterner des extraits de carnets de terrain avec son analyse, permettant ainsi au lecteur d’accéder à ce dont il est concrètement question. Avec elle, on est d’abord surpris par les différences entre les rites vernaculaires et ce qui se passe pendant les séminaires qui ont lieu en Europe, mais aussi lors des séjours dits de « tourisme spirituel », toujours plus en vogue, qui transportent des pratiquants occidentaux jusque dans les pays d’où proviennent certains facilitateurs de stages chamaniques. « Au terme de plusieurs années de recherches, je n’ai pu identifier ni continuité ni filiation directe, mais bien plutôt une re-sémantisation constante à l’usage du public occidental qui, en tant que consommateur, ne s’intéresse pas à la “pureté” des pratiques proposées, étant bien davantage soucieux de l’efficacité éventuelle des pratiques et de leur intégration dans la vie quotidienne. » Elle précise : « De ces allers et retours entre l’ici et l’ailleurs, la patrimonialisation d’une culture autochtone participe bien du renouvellement des pratiques spirituelles et thérapeutiques européennes. Et l’on ne saurait dissocier l’étude des unes et des autres. »
L’auteure commence par rappeler que les diverses formes de spiritualité qui s’expriment au sein d’une société doivent être envisagées comme autant de façons d’appréhender le monde. Elle souligne que, dans notre société tendant vers la laïcisation, ces modalités prennent des formes historiquement inédites. Malgré cela, le rapport au sacré reste quelque chose de central, présent dans nos vies, et il adopte des expressions diverses en fonction des attentes de chacun, mais aussi de ce qui est proposé en tant que pratiques rituelles ou spirituelles. « Les pratiques évoquées ici s’inscrivent dans le cadre des convictions individuelles et de la liberté d’exercice de la société contemporaine garantit à ses citoyens. Ce que nous appelons la sécularisation n’est pas une sortie du “religieux” dans la société, mais plutôt sa perméabilité, sa reconstitution et ses reconfigurations sous d’autres formes que l’on pourrait qualifier de “spirituelles” depuis la seconde moitié du XXe siècle », analyse Lombardi. Le chamanisme contemporain s’inscrit dans cette perspective et doit donc être compris comme tel, et non comme l’éventuel prolongement de ritualités archaïques ou exotiques.
L’anthropologue identifie plusieurs éléments que l’on retrouve dans différents rituels chamaniques contemporains, comme la sacralisation de l’espace, la musique, les parfums, la quête d’un animal-totem, le recouvrement de l’âme (soul retrieving), etc. Dans la cosmologie harnerienne, l’animal-totem permet de voyager dans l’inframonde, alors que l’esprit-guide, lui, vit dans le monde spirituel situé « en haut ». Lombardi explique que le recours à l’animal-totem opère une « réverbération de l’élément nature », en ce qu’elle projette l’animalité spirituelle vers l’intériorité du pratiquant, ce qui participe à sa réfraction, puis à sa capacité de se percevoir comme un « autre » doté de facultés nouvelles pouvant contribuer à sa « guérison ». À propos du « voyage chamanique », qu’il s’agisse des visualisations en quête de l’animal-totem ou d’une opération de recouvrement de l’âme, Lombardi précise : « Ici, le corps devient territoire à travers le voyage intérieur qui a lieu, c’est un monde à la fois physiologique et cosmologie. […] Pendant les séminaires, les sujets sont sollicités pour accomplir à plusieurs reprises un voyage dans un univers intérieur qui se recrée à chaque fois. On ne leur demande pas tant d’avoir une vision que de se déplacer à l’intérieur d’eux-mêmes. » Le principe de sacralisation de l’espace se trouve ainsi transposé dans l’intériorité réfractée du pratiquant, ce qui est à la fois typique des ritualités émergentes et absent des visions rapportées par l’ethnographie en contexte vernaculaire.
Parmi les évocations historiques, Lombardi mentionne l’influence importante d’auteurs comme Mircea Eliade et, surtout, Michael Harner pour la diffusion du concept de chamanisme comme une « religion archaïque universelle ». En codifiant une version contemporaine ritualisée et accessible à chacun — le core-shamanism[1] — Harner a très concrètement contribué à cette diffusion au sein de la mouvance new age. De fait, pour ceux qui s’inscrivent à ces séminaires, il n’est pas important de savoir si telle ou telle pratique relève ou non de l’arsenal rituel des tradipraticiens vernaculaires. Ce à quoi ils veulent accéder, c’est à des techniques de « guérison spirituelle » pour aller mieux. L’anthropologue précise toutefois que « les participants sont incapables de dire ce qui a été guéri exactement, mais ils disent qu’ils se sentent guéris » (p. 101). Ces pratiques ont bel et bien un aspect psychothérapeutique, en ce qu’on vient y apprendre à se familiariser avec de nouveaux dispositifs de construction du soi suggérés dans le discours des facilitateurs néochamanes, dispositifs qui sont affinés et animés à sa façon par chaque participant. En comparant avec le contexte psychothérapeutique hospitalier, qu’elle connaît bien, Lombardi suggère que le papillonnage à travers une multitude de pratiques différentes pourrait venir remplacer la relation suivie avec un psychothérapeute, et qu’il aurait donc logiquement des effets différents, mobilisant d’autres modalités d’introspection, éventuellement complémentaires.
On se trouve donc en présence de l’élaboration collective de ritualités dont l’une des efficacités majeures est la sacralisation de l’espace, quel qu’il soit, dès lors que l’apprenti-chamane a acquis les modalités de convocation de certaines entités non humaines dont la présence est censée procurer ce caractère sacré. Une autre efficacité porte sur le soi, ou plus précisément sur la réfraction du soi[2] qui participe d’une forme de reempowerment considéré comme nécessaire et « thérapeutique » dans la société contemporaine. Dans les deux cas, la notion d’authenticité intervient à travers les entités — qui sont considérées comme authentiques par définition, puisque non humaines — et à travers l’authenticité intérieure du pratiquant, qui garantit son évolution dans sa quête spirituelle. Toutes deux reposent sur l’authenticité attribuée au chamane et aux techniques qu’il mobilise et transmets comme des vecteurs de spiritualité, et pas sur une authenticité historiquement ou ethnologiquement confirmée.
Denise Lombardi se montre ainsi particulièrement lucide lorsqu’elle explique que le chamanisme contemporain met en scène un « ailleurs mythique » autour de la figure emblématique du chamane, un « ailleurs » parfois géographiquement lointain, comme l’Amazonie ou la Sibérie, ou parfois éloigné dans le temps, comme toutes les revendications de sources traditionnelles « ancestrales ». Dans les deux cas, l’altérité qui se trouve invoquée contribue à construire une certaine conscience du présent et à éclairer une perception de la vie que nous menons aujourd’hui. Nous avons donc affaire à l’émergence de nouvelles expressions mythologiques adaptées au monde d’aujourd’hui.
Tout en permettant à une grande variété de cultures, d’approches spirituelles et de pratiques rituelles de s’exposer et de communiquer, l’organisation de festivals renforce dans le grand public l’idée que toutes ces pratiques sont plus ou moins équivalentes, et en particulier qu’il existerait bel et bien quelque chose comme « le chamanisme », et que des gens venant d’horizons très variés peuvent être ou devenir des chamanes. Si tel est le cas, alors pourquoi pas soi ? Ces festivals mobilisent une forme de partage qui vient effectivement confirmer l’existence d’une « autre réalité » ou, plus exactement, d’autres manières de vivre la réalité. Cela met en lumière ce qui est probablement une motivation sous-jacente importante pour ceux qui se piquent d’intérêt pour ce domaine. Il y a de toute évidence une réciprocité dans l’intérêt nouveau des urbains occidentaux pour l’exotisme indigène, quel qu’il soit, qui procède d’une sorte d’inversion de la colonisation. En s’efforçant d’intégrer des savoirs issus d’un imaginaire de l’indigénéité, on cherche à installer un rapport positif entre les cultures dans un contexte post-, voire décolonial[3]. Les récits plus ou moins mythiques, les pratiques plus ou moins thérapeutiques et/ou (spi) rituelles et, bien entendu, les échanges financiers (ou parfois sexuels) inversés par rapport à l’époque coloniale font partie intégrante de ce business — au sens « sorcery business » du terme.
Quant à savoir s’il faut considérer ces pratiques comme une nouvelle religion, comme l’évoque le titre de l’ouvrage, c’est une autre question que l’auteure n’esquive pas. Lombardi précise cependant que ces pratiques relèvent essentiellement d’un désir d’épanouissement personnel, constituant ainsi des sortes de « méta-cultes bicéphales axés principalement sur le soi proche et le monde plus lointain ». Ce décryptage semble éliminer l’éventualité d’une religion pratiquée régulièrement en formant une communauté vivante, pour le monde dans les circonstances actuelles. Peut-on donc parler de religion émergente ? Sans doute pas, car il n’existe ni réel clergé ni assemblées de fidèles permanents ; chaque pratiquant est, ou peut devenir, lui-même un chamane. Il n’y a pas non plus de lieu spécifique, car chaque endroit est, ou peut devenir sacré dès lors que l’officiant se sent apte à s’autosacraliser intérieurement. Par contre, il s’agit indéniablement d’un système de croyances qui vient influencer, soit modérément, soit plus radicalement, le mode de vie des pratiquants en fonction de leur implication individuelle. « Le néo-chamanisme n’est pas une religion », conclut Denise Lombardi, « mais il en a clairement adopté les modalités d’expérience du sacré individuel ».
Emmanuel Thibault
[1] Lombardi, Denise, « Influence et typologie du core-shamanism de Michael Harner », Historia Occultae n° 13, 2021.
[2] Thibault, Emmanuel, « Une approche anthropologique du rituel », Historia Occultae, n° 9, 2018.
[3] En appuis de cette remarque, je citerai un extrait d’un article publié dans Le Monde le 1er janvier 2024, portant sur les arnaques romantiques en ligne originaires de Côte d’Ivoire. Vladimir Aman explique que « La notion de “dette coloniale” a aussi joué un rôle important dans le développement du bara [le bara (de baratin ?), ou broutage est le nom attribué à ce type de relation virtuelle dont l’objectif avoué est l’escroquerie]. Beaucoup d’imposteurs l’avancent encore aujourd’hui pour justifier leurs fraudes. » Le journaliste ajoute : « L’idée qu’il serait normal de « voler les voleurs » demeure en effet répandue parmi les brouteurs, souvent prêts à rappeler que les Occidentaux ont pillé les richesses de l’Afrique. « Dans cette logique, poursuit Vladimir Aman, le bara apparaît comme une simple opération de recouvrement, même s’il est vrai que les “guys” ne se distinguent pas par leur conscience politique. » « La dette coloniale est un prétexte, avoue Djibril [un brouteur] avec une pointe de mépris. Si les brouteurs parlent de ça, c’est parce que leur conscience les gronde quand ils essaient de s’endormir ! ». Je ne sous-entends pas en faisant cette association que les pratiques néochamaniques relèveraient systématiquement du régime de l’arnaque, mais que la notion de réciprocité suite à une précédente appropriation culturelle ne doit pas être négligée.