Les origines de la Franc-maçonnerie à la lumière des sources documentaires par David Taillades. Collection Fondations. Editions Ubik.
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Ce livre monumental, très attendu, fait date. Il est le fruit d’un long processus de recherche historique et méthodologique soutenu par David Taillades dont nous avons pu suivre les étapes dans ses ouvrages précédents. Citons entre autres articles et ouvrages : Hiram les mystères de la maîtrise et les origines de la Franc-maçonnerie (Dervy, 2017), Franc-maçonnerie, l’histoire retrouvée (Dervy, 2019), Aperçus sur les origines médiévales de la Franc-maçonnerie (Académie maçonnique de Provence – Editions Ubik, 2023).
Rappelons que l’histoire ne rend pas compte du réel mais des discours sur le réel. Elle cherche à énoncer des faits, elle ne dit pas la vérité. Elle porte des regards sur ces faits, regards qui sont en évolution permanente à travers des changements méthodologiques ou des prises de conscience d’inévitables positionnements idéologiques. Il est indispensable que la recherche historique s’interroge elle-même et se remette en cause, évitant ainsi les positions nuisibles de toute puissance et les arguments d’autorité. C’est pourquoi David Taillades propose de refonder l’approche historique. Cela ne devrait nullement nous choquer alors qu’outre-Atlantique, mais aussi ailleurs, de plus en plus de méta-analystes et de chercheurs pensent qu’il faut refonder la démarche scientifique elle-même.
Les travaux, scientifiques ou non, sur les origines de la Franc-maçonnerie sont nombreux. Les plus rigoureux chercheurs n’arrivent pas à dissiper le brouillard qui entoure ces origines. Le mystère demeure. Peut-être est-ce heureux qu’il en soit ainsi.
« Il nous a ainsi semblé plus qu’essentiel, dit David Taillades, de questionner à nouveau l’histoire des origines de la Franc-maçonnerie et de chercher, sans idées préconçues, de nouvelles pistes de réflexion et de nouveaux axes d’analyse qui pourraient offrir une réelle opportunité de sortie de l’impasse actuelle, quitte à défaire une bonne partie des interprétations proposées jusqu’alors, si, bien entendu, des contre-propositions pouvaient être avancées avec rigueur. »
David Taillades a entrepris une nouvelle étude des sources documentaires. Parmi elles, se trouvent les constitutions des tailleurs de pierre, les Olds Charges, quelque peu oubliées. Non datés, ces textes ont souvent été classés et datés, a posteriori, à la fin du XIXe siècle, de façon peu avisée. En croisant les recherches les plus récentes et d’autres sources, David Taillades rétablit une chronologie documentaire fiable. Il a cherché aussi à gommer les nombreuses erreurs des copistes et les traductions approximatives. Dès lors, les documents autorisent une tout autre histoire.
« Nous avons formalisé nos travaux, explique David Taillades, de manière à mettre en évidence, le mieux possible nous espérons, ce flux en changement constant, composé de faits historiques et sociaux, qu’est la Franc-maçonnerie. C’est, en effet, sous l’angle d’un processus pouvant avoir adopté plusieurs formes, avec potentiellement des structures différentes, et non forcément celui d’une institution – structure sociale stable et durable dans le temps –, que nous l’avons étudié. (…) Si notre étude se développe selon la linéarité temporelle, les écrits présentés se renvoient constamment les uns aux autres. Aussi, c’est la connaissance intime de ces textes, qu’il faut relire continuellement, qui donne à voir la manière dont leurs contenus s’éclairent entre eux malgré, parfois, des siècles d’écarts. »
David Taillades dresse d’abord un état des connaissances et pose le cadre de cette recherche approfondie qui interroge, bouscule, le paradigme dominant. Après quoi, le « contexte historique général des premiers règlements anglais du Métier » est rappelé pour étudier les textes maçonniques considérés les plus anciens : le Regius et le Coke, relevant des points qui élargissent grandement le paradigme à prendre en compte. Viennent ensuite l’étude attentive et critique d’autres manuscrits des XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, qui témoignent fortement de la nature de la Franc-maçonnerie aux époques considérées. Cette mise en perspective conduit à des conclusions inhabituelles interrogeant les consensus actuels et à l’ouverture de nouvelles pistes de recherches.
David Taillades pourrait se faire avec ce livre de nombreux ennemis, particulièrement par sa mise en cause, légitime et étayée, des tenants de « l’école authentique ».
« Au regard de ce qui a été exposé dans nos travaux, il nous semble qu’on peut légitiment affirmer que l’école auto-proclamée authentique, qu’elle soit anglaise ou française, a failli jusqu’alors dans sa mission. » dit-il, observant une simplification non justifiée de la complexité, des impasses sur des zones d’ombre de l’histoire ou sur des faits qui ne coïncident pas avec la doctrine défendue (un classique dans toute recherche, pensons par exemple au premier rejet des théories de physique quantique ou aux crises qui traversèrent l’égyptologie) sans parler d’erreurs méthodologiques. Il n’y a là rien d’exceptionnel, la recherche historique elle-même nous apprend comment elle s’égare régulièrement pour retrouver tout aussi régulièrement ses fondements.
« Les croyances qui se sont imposées depuis quelques décennies, chez ces maçonnologues et de nombreux Francs-maçons, construites à partir de "preuves faibles", précise encore l’auteur, quand il ne s’agit pas simplement d’opinions et de convictions, nous l’avons amplement mis en évidence dans nos développements, sont particulièrement difficiles à déraciner malgré les documents qui viennent les contredire et la mise en évidence, factuelle, des erreurs de certains "spécialistes reconnus". Il n’y a rien de plus difficile, c’est bien connu et documenté, que de remettre en cause un système de croyance. »
L’histoire n’est pas une discipline initiatique. Elle est une science on ne peut plus profane car basée sur la narration en premier lieu de soi-même. Cependant, elle peut parfois servir le processus initiatique, quand elle crée des moments comme celui que génère David Taillades avec ce livre. En bouleversant l’apparence, après la confusion, nous constatons davantage de transparence. Pour peu que ceux qui pourraient se sentir attaqués par cette nouvelle donne acceptent de s’étonner, de se remettre à penser pour, toujours, traverser les formes, établir de nouveaux ponts, élaborer d’autres possibles, c’est le processus initiatique maçonnique qui en sortirait grandi. Nous sommes peut-être à un carrefour de la recherche historique sur la Franc-maçonnerie, comme l’archéologie a su en créer ces trois dernières décennies en bouleversant l’histoire établie. Si, au lieu de réactions plus ou moins offusquées, les acteurs habituels de la recherche historique maçonnique, souvent généreux et très engagés, reprennent, ensemble, l’art du questionnement sur l’objet maçonnique, une période de découvertes, ayant aussi des conséquences sur la compréhension du processus initiatique, plus singulier qu’on le croit, porté par la Franc-maçonnerie, pourrait s’ouvrir. Une période faste.